Le martyre de Likpato Page 132
Comme beaucoup de gentilles doudounelles, je n'aime pas l'océan, cette vaste étendue d'eau verdâtre et malodorante. Il n'y a dedans nulle vie, nulle activité, à part ce terrible plancton qui absorbe impitoyablement le gaz carbonique de notre air au point de supprimer l'effet de serre et de menacer notre planète d'une catastrophe glaciaire. Quelle triste impression de raté, d'inachevé! Quelquefois, je rêve d'un océan limpide et frais, où nageraient vivement d'étranges créatures lisses et fuselées, entre des rochers tapissés de fleurs sous-marines multicolores... Comme dans les nombreuses légendes des likpas occitans qui évoquent la lointaine île paradisiaque de Haralik.
L'océan fait peur. Ses effroyables tempêtes rugissent perpétuellement dans ses lointains, sentinelles mortelles interdisant tout accès aux autres parties de Likterre. Il y a quelques années, l'expédition de la Pervenche, un de nos six navires de guerre qui avaient libéré la Jamalique (voir «La Guerre des Phallos») s'était soldée par un terrible échec: une crise de yoyotage ionosphérique avait coupé toute communication radio, et il avait été impossible de reprendre contact par la suite. Fort probablement la Pervenche a t-elle fini broyée sous les vagues monstrueuses de l'ouragan perpétuel.
C'est la chaleur stockée dans l'océan qui produit ces violences climatiques, qui isolent nos îles. Autrefois l'océan était chaud. Mais aujourd'hui l'écart de température se maintient, car le climat refroidit lui aussi. Ainsi il a neigé sur la ville des phallos il y a deux ans, une chose jamais vue de mémoire de phallo. Et il y a maintenant de la neige tous les hivers sur le Mont Doudouneux, alors que du temps de Mado (Voir «Mado») il n'y en avait jamais. Pire, certaines sortes de fruits et de fleurs qui craignent le gel sont devenues introuvables...
On raconte que autrefois le plancton était si dense que l'océan ressemblait à du potage. Et le vent poussait parfois sur les plages plusieurs mètres de cette mousse écoeurante, qui y pourrissait ensuite pendant des mois, avec une puanteur terrible.
Et il y avait aussi les tempêtes puantes: Une brume roussâtre arrivait soudain des lointains océaniques, à l'odeur si âcre que les gens s'évanouissaient dans les rues de la ville des phallos. Il était alors impossible de travailler et le moindre effort faisait haleter. Une fois, deux navires partis en expédition vers l’hypothétique terre de Haralik, avaient été pris à la source d'une tempête puante. Les rares survivantes racontèrent une vision de cauchemar: la mer soudain devenant rouge et bouillante, le premier navire coula en cinq secondes seulement, sans avarie, tout droit sans même se renverser. Le second navire ne dû sa survie qu’à sa plus grande distance du phénomène. Les marinières sur le pont tombaient comme foudroyées, et seules quelques-unes réussirent à s’enfermer dans la cale, où elles restèrent trois jours sans oser sortir. De nos jours, il n'y a plus guère de tempêtes puantes, et je n'ai senti qu'une fois cette odeur inoubliable, âcre, métallique, chtonienne, qui semble tomber du ciel et emplir tout l’univers. Les scientilikpateurs ont trouvé que les tempêtes puantes étaient des éruptions limniques, qui libèrent encore parfois des résidus de l'atmosphère primitive de notre planète, toujours dissoute au fond de l'océan.
Malgré ses violences, l'océan fascine, et de nombreuses gentilles doudounelles (et avant elles les cracugnes) construisent des bateaux et voyagent autour de nos îles, ce qui fait que notre port est si actif. Les cracugnes aussi ont un port, mais elles sont soumises à des restrictions de déplacement, pour protéger la Jamalique et les autres petites îles des environs. Les likpas on aussi leur likport, mais ils ne peuvent pas construire des likbateaux assez grands, aussi ils préfèrent créer des sous-marins.
Mais la principale activité des ports est le chalutage du charbon (Note de l'auteur: nulle part sur Likterre il n'y a de mines de charbon ni de pétrole). Le fond de l'océan est tapissé de dix à vingt mètre de kérogène et de tourbe, résidu de l'atmosphère primitive de notre planète, précipitée au fond de l'océan il y a huit mille ans, par ce fameux plancton. Ainsi, depuis le début de l'ère industrielle, de nombreux chalutiers noirs draguent cette vase malodorante, qui est à la base de l'industrie tant des phallos que des gentilles doudounelles et des likpas. Ce charbon peut être brûlé tel quel, mais il peut aussi être distillé. Il donne alors de l'essence pour les moteurs, des huiles et d'autres produits chimiques, du goudron et du coke sidérurgique. C'est une installation de cette sorte qui avait tué le mari de Mado (Voir «Mado»). Ce coke ne nécessite pas d'adjonction de castine car il contient déjà beaucoup de dolomie, reste des squelettes du plancton. Enfin tout le monde récupère soigneusement les cendres de charbon, car elles font le ciment (Note de l'auteur: il n'y a pas de calcaire sur Likterre). Brûler le charbon est aussi bon pour renforcer l'effet de serre défaillant, mais les scientilikpateurs disent qu'il faudrait en brûler des milliers de fois plus pour éviter la catastrophe glaciaire annoncée pour dans cinquante ans.
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